Jean-Kevin hésite, car il sait qu'il est sur une pente glissante, mais, courageusement, il annonce qu'il est développeur, qu'il travaille pour la société KaPaDeSous pour le compte de BaiseurDeDev.

Et comme d'habitude, Jean-Kevin constate alors l'effet négatif de cette annonce sur son interlocutrice.

L'admiration a en effet fait place dans ses yeux à la suspicion et sa question suivante confirme à Jean-Kevin qu'il est maintenant encore plus grillé qu'une cacahuète prête à être emballé dans un sachet apéritif.

La fille vient en effet de lui dire qu'elle ne comprend pas ce qu'il fait ni la nature de son employeur, et Jean-Kevin va donc maintenant être obligé de lui avouer qu'il est développeur, qu'il est employé par la Société de Service en Informatique et Ingénierie BaiseurDeDev qui le loue à KaPaDeSous pour qu'il conçoive un programme pour importer des lignes de facture datant de 1913 dans une base de données plus moderne.

Et comme il sait que ce n’est guère glorieux aux yeux du monde, il va ajouter qu’effectivement ce n’est guère intéressant, qu’il est bien payé au lance-pierre, mais que ce n’est que transitoire, car il a bon espoir de passer chef de projet à très court terme pour enfin faire des choses intéressantes comme gérer des gens, ce qui lui permettra de gagner plus d’argent et donc de s’élever dans l’échelle sociale.

Évidemment, Jean-Kevin sait que ce n'est pas exactement la vérité, puisque son commercial lui fait miroiter cette perspective depuis son troisième CDD de six mois et qu'il en est maintenant au cinquième, mais il se console en se disant qu'il n'a pas trop déformé la vérité, puisqu'un CDD est transitoire par nature.

De plus, ce qui passionne Jean-Kevin, ce sont les lignes de code qu’il aligne sur son écran jusqu’à trois heures du matin, et non d’utiliser un tableur pour agréger des statistiques truquées afin de faire correspondre des plannings de développement aux attentes de sa hiérarchie ou du client comme le fait Jean Manchasec, son supérieur.

Et pour ne pas définitivement griller ses chances avec la fille, il ne va également pas lui parler des problèmes que cette situation lui pose avec son banquier, car évidemment, avec sa paye et le coût de son loyer parisien, les fins de mois sont difficiles et pouvoir obtenir un crédit tient du miracle.

À sa décharge, il faut dire qu’il n’a pas eu trop le choix. Jean-Kevin est en effet issue d’une université de province peu reconnue, et durant sa formation, il est loin d’avoir eu tous les atouts possibles en sa possession.

Le matériel de son université était quasi inexistant et ses professeurs se contentaient pour la plupart de resservir à leurs étudiants ce qu'ils avaient appris il y a 25 ans.

Jean-Kevin aurait de plus aimé rester en province, mais le Code du travail français est tellement lourd et tellement inadapté aux nouveaux moyens de travailler que l'évolution de l'informatique rend possibles aujourd'hui que le télétravail est quasi impossible.

Pour trouver un emploi, Jean-Kevin a donc dû devenir parisien, avec tout ce que cela implique en terme de qualité de vie et de coût financier, et les candidats sont tellement nombreux par rapport au nombre d'offres d'emploi qu'il a pris la première opportunité qui lui a semblé intéressante.

L’annonce, publiée par une société de conseils et de services dans l’informatique et les hautes technologies cotée depuis 172 ans à la bourse de Paris, parlait de développement web, de définition de cahier des charges, de mise en œuvre de normes, de standards, de méthodes, d’outils et de procédures, de qualité, de sécurité, et de conduite de projet, le tout saupoudré d’une liste de compétence correspondant à son profil.

Le salaire proposé n'était pas mirobolant, surtout par rapport aux compétences demandées, mais Jean-Kevin avait un besoin urgent de mettre quelque chose dans son assiette.

Il avait donc rencontré Jean Cule, le responsable des ressources humaines de BaiseurDeDev et il avait signé son premier contrat avec son sang.

Sauf qu’au final, il s’est retrouvé à jouer au démineur sur son téléphone portable pendant 7 jours, car il ne disposait pas d’un poste de travail, et lorsqu’il en a finalement disposé, il s’est rendu compte qu’il avait été vendu pour reprendre un programme écrit en COBOL en C# en 10 jours parce que le directeur technique de son client, Gérald Mentor, avait lu dans O1net que c’était l’avenir.

Jean-Kevin s'est alors ému auprès de Gérald du fait qu'il ne connaissait pas le COBOL et qu'en conséquence, trois jours seraient un peu courts.

Étonné, Gérald avait alors sorti le CV de Jean-Kevin que lui avait fourni Jean Cule, et Jean-Kevin a alors découvert que d'après ce document, il avait appris le COBOL il y a 49 ans et qu'il disposait même d'une certification.

C'est à ce moment que Jean-Kevin a compris que le patronyme de Jean Cule avait été vachement bien choisi par ses parents…

Depuis, Jean-Kevin fait de la merde le jour pour les clients de BaiseurDeDev et essaye de s'éclater la nuit sur ses propres projets, mais la crise économique est là et il est vraiment devenu difficile pour lui de s'en sortir, d'autant qu'à force de dormir trois heures par nuit, il est en mauvaise santé et devient insomniaque.

Mais heureusement, il voit la sortie du tunnel, car Tariq Krim, le vice-président du Conseil national du numérique, a cartographié les briques logicielles créées par les Français !

Du coup, il a maintenant les moyens de refaire briller d'admiration les yeux de la fille et de l'emballer en lui disant que Jean-Claude, le bras droit du bras gauche du cousin de Mark Zuckerberg, est français et a développé la page des mentions légales de Facebook.

Et en prime, le fait que cette carte existe va lui permettre de travailler quand il veut, car sa création a permis de réformer le Code du travail ce qui fait qu'il est maintenant possible de faire du développement en télétravail facilement au niveau légal et il va donc pouvoir retourner en province, réduire ses charges et travailler à son rythme.

Et cerise sur le gâteau, les minimas salariaux de la grille Syntec ont été revus significativement à la hausse, sans parler de la dotation de plusieurs millions d'euros qui a été faite aux différents cursus informatiques dont les contenus ont été bien évidemment réactualisés.

C'est fou l'effet que peut avoir une liste de 100 noms, non ?

Non ?

Non.

Car tout ce qui précède, ou du moins les derniers paragraphes, est une pure fiction, car même lorsqu'on s'appelle Tariq Krim, on n’est pas magicien et créer la liste des 100 développeurs français les plus marquants ne changera strictement rien au quotidien des développeurs français.

Car les premiers paragraphes, eux, sont un échantillon représentatif des problèmes rencontrés par les développeurs travaillant en SSII avec lesquels je discute depuis 15 ans, même si parfois je n’ai pas pu résister aux délices de la caricature.

Et vous en conviendrez, il faut du courage pour rester développeur dans ces conditions et encore plus pour faire en France un développement capable de marquer significativement l'histoire de l'informatique.