Philippe fait parti de ceux que je n'ai rencontré qu’une seule et unique fois, pendant 3 ou 4 heures, en 1990 ou 1991 (j’étais encore au collège) et j’ai dû lui parler en tête à tête à peine15 minutes au total dans le cadre d’une exposition en son honneur organisé par la médiathèque de Sedan.

Depuis, nous n’avons plus été en contact.

Lorsque je suis arrivé à la bibliothèque, lui n’était pas encore là, et pour passer le temps en l’attendant, j’ai pris une feuille A2, un crayon, une bande dessinée sur une table, choisis une image parmi ses pages, et j’ai commencé à la reproduire à l’échelle.

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Page 32 de Urm le fou.

Et je suis entré dans ma zone, la même que celle dans laquelle je m’immerge lorsque je code, celle dans laquelle plus rien n’existe à part la tâche présente, celle ou toute mon attention est uniquement focalisé sur ce que je suis en train de faire, ou le monde n’existe plus, ou plus rien ne peut m’atteindre…

Si je m’en souviens si bien, c’est parce que malgré le fait que je sois parti très loin, à un moment, une forme sombre dans mon dos m’a fait sortir violemment de ma bulle en me disant qu’elle n’avait pas du tout réalisé cette planche de la même façon que moi, mais que c’était très intéressant et qu’elle était curieuse de voir ce que cela allait donner une fois terminé.

Cette forme sombre, c’était Philippe, et s’il s’est permis de me dire cela, c’est parce que son nom complet est Philippe Druillet , qu’il est l’un des papes de la bande dessinée à la française, et que j’étais en train de plagier son œuvre.

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Philippe Druillet

Sous le choc, je n’ai rien dit, et je n’ai même rien dit durant tous l’après-midi, même si je l’ai beaucoup écouté tandis qu’il discutait avec d’autres personnes.

J’ai continué à tracer mes traits, concentré sur la reproduction de la myriade de détails qu’il avait inclus dans son dessin (son obsession du détail ne vaut pas celle de Franquin, mais elle est tout de même relativement impressionnante).

L’heure de la fermeture arrivée, il est revenu vers moi, a regardé mon dessin et a dit à la cantonade :

Tu es doué, je suis incapable de faire ce que tu viens de faire de la façon dont tu viens de le faire, mais si tu veux gagner ta vie, ne deviens pas dessinateur.

Nous avons ensuite discuté pendant quelques minutes, car j’ai voulu comprendre la raison pour laquelle il m’avait dit cela, d’autant qu’à l’époque, je n’avais pas totalement renoncé à l’idée de devenir ce qu’il me déconseillait.

Et j’ai compris.

Et j’ai renoncé à faire du dessin mon métier, parce que j’avais une alternative qui me plaisait tout autant, à savoir l’informatique.

Est-ce que j’ai bien fait d’écouter Philippe ? Je ne le saurais jamais, et de toute façon la réponse à cette question ne m’intéresse pas, parce que grâce à lui, j’ai un métier qui me passionne et qui me permet de gagner correctement ma vie, et c’est malheureusement aujourd’hui un luxe.

Si je ne l’avais pas rencontré, je serais très probablement aujourd’hui quelqu’un de très différent, car il a donné l’impulsion définitive qui a fait de moi un développeur avec une vocation artistique, ce qui m’a bien servi à de nombreuses reprises.

Et si je vous parle aujourd’hui de lui, c’est parce que je viens de lire son interview dans les Inrocks et que par ricochet, je me suis dit que cette histoire était parfaite pour illustrer l’une des idées de ma conférence, à savoir que nous sommes uniques en partie grâce aux gens que nous rencontrons, pour le pire et pour le meilleur !